Mer rouge/Bonne Espérance : les ports africains seraient débordés par l'augmentation des escales

Port de Durban

Crédit photo ©Club Media Wikicommons
La crise de la mer Rouge provoquerait une augmentation des escales de navires et un engorgement des ports africains selon une étude. Les ports d'Aden, à l'entrée orientale de la mer Rouge, et de Port Saïd, à l'embouchure du canal de Suez, en font en revanche les frais.

Il y a 10 525 milles nautiques (près de 20 000 km) qui séparent Rotterdam de Shanghai via le canal de Suez, soit un transit de près de 22 jours. Mais si le porte-conteneurs « fait le grand tour » en contournant la pointe de l’Afrique, par le cap de Bonne Espérance, il devra avaler quelque 7 500 km de plus, ce qui allongera la navigation de plus de huit jours à une vitesse moyenne de 20 nœuds.

Il y a 10 358 km à parcourir pour un pétrolier effectuant le trajet du port de Ras Tanura, en Arabie Saoudite, à Rotterdam, à travers le canal de Suez mais 17 975 km s’il opte pour l’alternative par l’Afrique australe.

Les distances sont désormais connues et elle se répètent en boucle dans les médias généralistes qui ont sorti les calculettes pour l'occasion.

En dépit des coûts économiques (augmentation des dépenses d’exploitation et des primes d’assurance, partiellement compensée par l’économie du péage de Suez) et environnementaux (flambée des émissions de CO2), des caravanes de navires se détournent depuis la mi-décembre du raccourci irremplaçable qu’est le passage par le canal de Suez.

Imposé par la force majeure dans cette mer rendue inhospitalière depuis que le mouvement d’opposition yéménite canarde les navires à coups de missiles balistiques antinavires pour marquer ses préférences à l’endroit du Hamas palestinien, ce changement de cap a un autre prix.

Il pèse sur les économies moins développées : pertes considérables de devises pour l’Égypte avec une effet domino sur des pays d'Afrique de l'Est comme Djibouti, le Kenya, la Tanzanie et le Soudan fortement tributaires du canal de Suez pour leur commerce extérieur ; chute de fréquentation dans certains ports au Moyen-Orient d’un côté, augmentation des escales dans les ports africains avec engorgement anticipé de l'autre…

Le prix à payer

Dans un de ses derniers rapports sur le transport maritime, publié en février (The Impact to Global Trade of Disruption of Shipping Routes in the Red Sea, The Black Sea, and the Panama Canal), la Cnuced s'était montrée particulièrement alarmiste quant aux impacts éventuels des perturbations prolongées dans le conteneur (les transits hebdomadaires des porte-conteneurs ont chuté de 67 % depuis le début des attaques) en termes de hausse des coûts et d'inflation qui devraient se faire sentir dans l’année, précise l'organisme rattraché à l'ONU.

Le scénario ne fait pas consensus dans les officines des analystes mais la déflagration postpandémique suivi du choc énergétique provoqué par la guerre en Ukraine auront mis à l'épreuve toutes les croyances forcenées dans ce domaine.

« Les pays en développement sont particulièrement vulnérables à l’ensemble de ces perturbations », faisait valoir, dans ce rapport, l'organe chargé du commerce et du développement, dont la mission est précisément de s’assurer de leur plus grande intégration économique.

Pertes d'un côté, gains de l'autre ?

L'Égypte, aux prises avec une inflation record et une lourde dette, est l'une des victimes les plus connues. Le canal de Suez, le choke point le plus célèbre de la planète, est une source de revenus en devises étrangères essentielle à son économie en contribuant à hauteur de 9,4 Md$ (année fiscale 2022/23), soit environ 2,3 % du PIB du pays.

Selon les analyses de S&P Ratings (rapport en date de fin janvier), les redevances tirées des droits de passage représentent près de 8 % des recettes du pays.

Or, ces revenus sont tombés à 428 M$ en janvier, contre 804 millions en janvier 2023, a alerté, début février, Osama Rabie, président de l'Autorité du canal de Suez, gestionnaire de l’infrastructure, inquiet de voir le nombre de navires en transit chuté  à 1 362 en janvier quand ils étaient 2 155 un an plus tôt.

Selon les dernières données de la plateforme PortWatch du Fonds monétaire international (FMI), les volumes de transport maritime autour du cap de Bonne-Espérance avaient en revanche augmenté de près de 75 % à l’issue de la deuxième semaine de février par rapport à la même période un an auparavant et chuté de 55 % via Suez.

Augmentation de la demande de soute dans les ports africains

Ce changement d'itinéraire a dopé certains ports de soutage, tels que Durban, où les prix flambent. Platts (S&P Global Commodity Insights) a évalué la prime du fuel (à 0,5 % de soufre, VLSFO) livré dans le port sud-africain à 246 $ la tonne par rapport à Rotterdam le 21 février.

Selon Integr8 Fuels, la demande de caburants s’affichait aussi en hausse en janvier dans d'autres ports de l'Afrique du Sud, à Richards Bay, au Cap et à Algoa. Certains ont enregistré des pics de congestion et des temps d’attente accrus en raison d'un nombre de barges de soutage disponibles.

Il y a également eu des tensions à Walvis Bay (Namibie), Nacala et Maputo (Mozambique), saisis par l'escalade.

Écart d'efficacité

Dans le même temps, l'augmentation des escales dans les ports africains a mis en évidence leur écart d’efficacité que reflète depuis des années l'indice de performance des ports à conteneurs établi par la Banque mondiale, où près d'un tiers des 50 ports les moins performants sont localisés en Afrique subsaharienne.

« Le différentiel de productivité est réel malgré les lourds investissements dans les infrastructures portuaires sur le continent au cours des dernières décennies, en particulier dans le cadre du programme chinois Belt and Road » [grand programme d’infrastructures dans le cadre des nouvelles routes de la soie, NDLR], explique Turloch Mooney, responsable mondial de Port Intelligence & Analytics chez S&P Global Market Intelligence.

Chute de la productivité de 18 %

Selon l’analyste, plusieurs terminaux en Afrique ont été confrontés à une poussée de la demande en termes d’escales et de volumes de conteneurs au dernier trimestre de 2023 et ont eu du mal à l’absorber.

Selon le rapport de S&P Global Market Intelligence, la productivité portuaire en Afrique a chuté de plus de 18 % au cours des trois derniers mois de l'année en raison d'une détérioration prononcée des temps d'attente des navires et de la manutention des conteneurs. Les temps de séjour des boîtes à l’import ont augmenté de près de 10 %, atteignant 5,4 jours, et ont bondi de près de 90 %, dépassant 8,5 jours, pour celles à l’export.

« Seuls les ports de Tanger Med et de Mombasa ont réussi à améliorer leur productivité malgré une augmentation notable des volumes de conteneurs ».

Aden et Port-Saïd impactés

Les mouvements de conteneurs se sont en revanche accélérés dans les principaux ports à conteneurs du Moyen-Orient à l'exception notable des « ports fortement touchés par les perturbations du transport maritime en mer Rouge », souligne aussi l'étude.

Ainsi, les ports d'Aden, à l'entrée orientale de la mer Rouge, et de Port Saïd, à l'embouchure du canal de Suez, en font les frais, enregistrant une chute des touchés des navires au cours du trimestre, dont le nombre n'est pas précisé.

La situation ne peut pas être attribuée à la seule mer Rouge dans la mesure où le déroutement n’a commencé qu’à la mi-décembre, à la suite d’une série d’attaques concentrées sur des porte-conteneurs.

En revanche, les ports saoudiens sont directement concernés : King Abdullah a enregistré une chute de 90 % de ses escales en février par rapport aux niveaux d'avant la crise, et Djeddah, principal port de la grande monarchie, de près de 70 %, selon les données de suivi des navires de la Lloyd's List Intelligence

Guerres, menaces pour la liberté de navigation et protectionnisme

En mettant l’accent sur les conséquences des tensions géopolitiques pour l'économie mondiale , la Cnuced pointait aussi, implicitement, la dépendance du transport maritime à certaines routes maritimes et à quelques canaux stratégiques (Panama et Suez, qui se trouvent entravés en même temps mais pour des raisons certes bien différentes).

S'exprimant lors de la conférence TPM 2024 à Long Beach, qui marque le début officieux de la saison des contrats transpacifiques sur le marché du conteneur, l'ancien directeur de la CIA et secrétaire américain à la Défense, Robert Gates n’y est pas allé par quatre chemins pour tracer la trajectoire des années à venir : guerres, menaces pour la liberté de navigation et protectionnisme.

« L'environnement relativement détendu dans lequel le transport maritime a fonctionné jusqu’à présent appartient probablement au passé », a-t-il signifié en évoquant un contexte de turbulences mondiales sans précédent depuis des décennies.

Si la liberté de navigation, « l'un des piliers du commerce maritime » n’est pas « affirmée et protégée » [étant sous-entendu par la marine américaine], « elle pourrait se détériorer lentement », a-t-il lancé à quelques mois d’une échéance électorale cruciale, suggérant qu'une administration américaine isolationniste ne serait pas sans « conséquences » pour la libre circulation dans des eaux apaisées.

En la matière, force est pourtant de constater que les deux candidats au mandat souverain, qu'il s'agisse de Joe Biden ou de Donald Trump, semblent avoir pour seul horizons les barrières commerciales.

En attendant, la situation en mer Rouge a pris une tournure tragique en coûtant la vie à trois marins ces dernières heures, la première attaque meurtrière depuis que les Houthis s’en prennent aux navires marchands au nom d’une idéologie politique.

Adeline Descamps

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